dimanche 8 novembre 2015

Sur Housewife d'Alfred E. Green et Autumn Leaves de Robert Aldrich







Vu Housewife (1934) d'Alfred E. Green avec Bette Davis. Un petit machin d'un peu plus d'une heure et dont je pensais qu'il s'agissait d'un de ces mélodrames d'autant plus resserrés qu'ils gagnent en pureté et en aridité. J'ai déjà la nostalgie de cet été à la Cinémathèque ponctué d'épiphanies et de déceptions davisiennes. Il fallait tout voir, parfois s'ennuyer, parfois pleurer sans arrêter. Et comme je n'ai partagé cette période qu'avec de rares amis (qui n'étaient pas là à toutes les séances) j'ai l'impression d'avoir rêvé ces films parce que je ne peux en parler qu'avec moi-même, et je rêve donc de les faire découvrir aux autres (je me souviens de J. dévasté après la projection de Now, Voyager) : c'est un rêve de communication. Voir un film de Davis c'est réactiver un peu de ce puissant souvenir, cet été autiste et éblouissant, même si les fichiers sont durs à trouver et que j'ai du mal à suivre sans sous-titres (je dois mettre le son à fond).
Dès le début de Housewife quelque chose me déplaît : la musique du générique annonce une comédie, genre impropre à accueillir Bette Davis. De fait, le film est une comédie du remariage où Bette Davis n'y a finalement qu'un petit rôle : celle de la tentatrice, de l'intruse vite écartée au profit de la légitime, incarnée par l'attachante et douce Ann Dvorak. On y devine pourtant, un peu mais pas assez, cet exotisme que Davis charrie avec elle : on ne sait pas d'où elle vient, on ne connaît ni son passé ni ses blessures mais on en devine la profondeur. C'est le privilège des stars d'être sans passé, de ne pas être esquissé : il leur suffit d'apparaître et leur aura se charge de tout ce qu'on y projette.
Cette place marginale est d'emblée inquiétante, car on ne fait pas un bon film avec Bette Davis sans la mettre au centre d'un film, ce centre féminin et obscur qu'elle seule peut habiter comme ça, avec inquiétude et stoïcisme. Mais ici elle est encore jeune, encore un peu peste, pas assez épuisée, l'actrice y est encore en pleine croissance. C'est un an après, en 1935 qu'Alfred E. Green tournera Dangerous (L'intruse), un des plus beaux rôles de Davis, un mélodrame cruel et cramé. Housewife obéit finalement à un scénario étonnamment angélique et conventionnel, incarnant le stéréotype du woman's picture tel qu'on se l'imagine, brandissant une sorte de propagande conjugale normalement très étrangère au bon film de femme. Il n'en reste pas moins intéressant pour ce qu'il dit de l'actrice, qui tout au long de sa carrière, sera soigneusement et sublimement maintenue en dehors de tout bonheur conjugal, donc rejetée en dehors de toute comédie du remariage. Le bonheur des autres, elle le menace, le sien propre, elle le détruit avec une gourmandise toute masochiste.




Autumn leaves (1956) de Robert Aldrich commence comme un drame sentimental : le générique s'égrène sur "Autumn leaves" interprété par Nat King Cole, standard langoureux et mélancolique qui pour un moment nous fait oublier que l'on se trouve chez Aldrich. Joan Crawford y incarne Millicent Wetherby, une dactylo de quarante ans qui travaille à son compte et qui a passée toute sa vie à s'occuper de son père, négligeant ainsi sa vie amoureuse. Le premier mouvement du film, magnifique, dépeint la solitude de Millicent : une femme dont l'indépendance n'est que l'envers
d'une profonde solitude. Il est beau de voir avec quelle simplicité muette et méticuleuse Aldrich se penche sur le quotidien de cette femme, tantôt galvanisée par sa liberté, tantôt coupée dans son élan par une solitude qui l'étreint par surprise. Je n'ai pas vu tous les films d'Aldrich mais j'ai le sentiment qu'Autumn leaves révèle plus qu'ailleurs, parce qu'il se trouve là à l'état d'épure, toute la vulnérabilité, la fragilité presque honteuse, obscène, des personnages aldrichiens qui sont tous de grands malades (avec cette attention portée ici aux seconds rôles, aux vieilles dames, ces voisines de solitude). La perversité qui les entoure y est tellement corrosive qu'elle finit par s'infiltrer en eux, à même leur peau (le masque de maquillage de Bette Davis).Ils sont détraqués, encrassés par la solitude et le mal-être. Dans Autumn leaves c'est le corps épais, fragile et complexé de Joan Crawford en maillot de bain, un corps que l'on sent intouché depuis des lustres et qui a perdu l'habitude d'être regardé. J'aime profondément ces films sur des personnages épuisés de solitude, ici Aldrich dépeint comment une soirée passée en solitaire est tout à la fois galvanisante et asphyxiante : tout peut arriver mais rien n'advient jamais. C'est là peut-être la première occurence de la folie dans le film.
On est ici encore loin du pessimisme farcesque des années 60 (Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?, Hush, hush...sweet Charlotte, The Killing of Sister George...), mais déjà, solitude et amour ne sont que des modalités de la folie : on ne sort jamais de la folie puisque chez Aldrich, sa caractéristique est d'être partout, jusque dans la forme même du film, qui peut faire penser au Lolita de Kubrick. Une forme qui progressivement s'infecte, une forme toujours en crise et dont il faut toujours attendre qu'elle s'écartèle, qu'elle devienne schizophrène : la bleuette se retourne alors en drame psychiatrique. Il y a toujours chez Aldrich des plans vacillants, mentaux, filmés depuis le point de vue de cette folie.

Cette première partie est la plus belle du film et rappelle ce que peut être le woman's picture crawfordien : d'une tonalité tout autre que celui de Bette Davis. Plus domestique, plus atone et fébrile, plus réaliste et moins métaphysique, et tout cela est à prendre comme des qualités. Millicent rencontre Burt, ils sont comme deux morceaux de solitude qui se reconnaissent. La solitude de Millicent lui a appris à se méfier, elle sait que la solitude peut la conduire à se précipiter, à tout ressentir trop fort, à s'enthousiasmer pour des choses qui n'en valent pas la peine. Tandis que Burt, conscient de tout cela, préfère écouter sa folie solitaire et s'agripper à Millicent sans se demander si c'est par besoin de mettre à terme à sa solitude ou parce qu'elle lui plaît réellement. Il y a déjà là, dans cette fougue et cette impulsivité, un peu des signes avant-coureur de la folie de Burt, qui sera le deuxième mouvement du film.
Car Burt a un passé qui le hante, ce qui le rend mythomane, violent et schizophrène. Millicent encaisse (les coups) par amour jusqu'à ce que cela ne devienne plus vivable : elle décide alors de l'interner. Comme lui dit le psychiatre, dans ce discours scientifique simplifié comme Hollywood sait si bien le faire : si on le guérit de sa névrose on risque aussi de le guérir de ses sentiments pour Millicent. D'où un suspense sentimental qui se joue sur les dernières minutes du film : le style d'Aldrich nous laisse présager que tout cela finira mal, que Burt ne reconnaîtra pas Millicent. Mais c'était sans compter sur cette première partie si douce : Aldrich aime trop ses deux personnages pour les sacrifier sur l'autel de son cynisme. Il existe quand même toujours chez lui un petit coin, une petite marge par où les héros peuvent tenter de résister à la pourriture ambiante, et aux yeux d'Aldrich, cette lutte vaut toujours quand même quelque chose même si elle est désespérée (La cité des dangers). Le mal est désormais tout intérieur, il attaque la peau, les sentiments, les perceptions et ces personnages sont toujours à deux doigts de devenir des zombies ou des jouets mécaniques. Chez Aldrich, on répond toujours à la folie par la folie, mais certaines valent plus que d'autres : il y a celle qui a un visage et un corps, et celle, inquiétante et aveugle, qui n'en a pas et qui est tout simplement l'air vicié de l'époque.