mercredi 12 février 2014

Quelques notes sur "Je ne suis pas morte" de Jean-Charles Fitoussi


"Nous pouvons en effet parler de vision et de lumière à propos de toute appréhension sensible ou intelligible : nous voyons la dureté d'un objet, le goût d'un mets, l'odeur d'un parfum, le son d'un instrument, la vérité d'un théorème,.Qu'elle émane du soleil sensible ou du soleil intelligible, la lumière, depuis Platon, conditionne tout être. Quelle que puisse être la distance qui les sépare de l'intellect, la pensée, la volition, le sentiment sont avant tout expérience, intuition, vision claire ou clarté qui cherche à se faire."

Lévinas, "La lumière", De l'existence à l'existant

Même quand Monteiro se veut purement fictionnel, il n'arrive pas à se débarrasser d'une forme de rudesse expérimentale, de durée straubienne. Rien de tout ça chez Fitoussi, dont la durée du film (3h10), si elle peut effrayer au début (chez Monteiro on s'ennuie ferme quand ça dure trois heures) finit par se justifier pleinement et par éviter toute baisse de régime : il n'y a aucun moment où il faut particulièrement s'accrocher, on reste suspendu au film, à sa vigueur. C'est un film aimable, solaire et généreux. Aridité également chez Eugène Green à qui on pense un temps en voyant le film : la scène très frontale du Pont des arts où l'on répète Monteverdi. Chez Green comme chez Monteiro, l'étrangeté et la singularité de leurs films passe par un sentiment d'opacité : opacité d'un style qui s'obscurcit à mesure qu'il s'affirme. La règle serait : plus cela s'opacifie plus cela se singularise. Même si j'aime beaucoup ces deux cinéastes (même si plus j'y pense plus Monteiro m'énerve) Fitoussi me permet de me rendre compte ce que ces cinéastes peuvent avoir de maniéré, quelque chose qui est très certainement lié à une forme de pathos de la distance, d'aristocratisme.

Pas sûr de trouver la même chose chez Fitoussi tant tout dépend toujours d'une volonté de rendre compte d'une plénitude de l'être, d'une irréductible jouissance des vivants - quelque chose qui se rapprocherait davantage d'une logique de la sensation, et la sensation est intuitive, démocratique. Ce qui implique de la part de Fitoussi de se diluer tout à fait dans son film. Disons que le cinéma de Monteiro et de Green impliquent le corps du cinéaste, on le sent là, présent, comme on déciderait de placer son corps pour faire la circulation, intervenir, s'interposer. On ne sent pas le corps de Fitoussi dans ses films, simplement un regard démiurgique - le corps lui n'est jamais qu'à un seul endroit, le regard peut être partout, et dans Je ne suis pas morte il l'est. Et peut-être que la meilleure façon de faire disparaître le corps, c'est de faire des films d'outre-tombe ou de quasi outre-tombe : un personnage qui s'apprête à mourir, voit défiler sa vie et nous déroule son flux de conscience avant de mourir - ce qui intéresse Fitoussi dans cet état d'agonie c'est peut-être cette accélération du flux de conscience. C'est très certainement ce qui rend le film si aimable, si abordable, cette absence de corps comme signature, mais s'il est abordable, Je ne suis pas morte n'en est pas moins un film majeur forgé dans du mineur.

La plus belle scène du film est celle du concert dans la petite chapelle, un je ne sais quoi qui tient au rythme, aux mouvements de caméra, à la durée du plan final sur le petit enfant qui a quelque chose d'un doux tremblement, d'une palpitation, comme si nous étions à l'écoute d'un pouls : c'est le tremblé des photos de famille où l'enfant gigote, n'arrive pas à se tenir tranquille et dans un même mouvement, se livre totalement. Il y a quelque chose dans cette scène qui tient quasiment de l'acupuncture tant elle secoue, fait frémir, s'intensifie mais on ne saurait dire par où et comment, on ressent simplement une sorte de dilatation progressive du sentiment, jusqu'à ce qu'il approche quelque chose d'océanique, un état liquide - la nécessité d'évacuer par les larmes.

Vu juste avant, Nocturnes pour le roi de Rome, là encore le même procédé de voix-off, un héros condamné à mourir et qui dit adieu à la vie. Voix, là encore, de quasi outre-tombe qui nous ramène ici à l'usage que pourrait en faire un Terrence Malick. Chez l'un comme chez l'autre c'est le même spiritualisme, la même transcendance affirmée par la lumière, cette lumière qui semble se matérialiser, à qui l'on désire dessiner un corps en jouant avec elle - les plans "brûlés" ou disons plutôt les coups de soleil de Je ne suis pas morte : c'est la lumière qui travaille le plan, pas l'inverse. Il y a chez Malick et Fitoussi, la même nostalgie des vivants portée par la voix off : l'oeil et la voix, comme si c'était ce qui pouvait rester de nous par-delà la mort. Si Fitoussi est une sorte de Malick français il faut comprendre tout ce qu'implique le fait d'être français : une limite dans les moyens, une rudesse, obligeant Fitoussi à filmer la transcendance avec les moyens d'un arte povera. Si le film plane il le fait ainsi à partir d'un prosaïsme très sec, bressonien qui, comme dit plus haut, lui sert finalement de tremplin, lui permet d'aller encore plus haut, plus loin. C'est l'univers dans le bol de café - choses précieuses et qui sont pour moi intimement liées au cinéma français ou alors au cinéma russe - d'ailleurs chez Fitoussi, Tarkovski n'est pas loin.

Quotidienneté et prosaïsme français résumés dans l'incroyable scène de petit-déjeuner où la jeune Hélène se dit comme à elle-même "Ah ce que j'aime les petits déjeuners".

A être trop hollywoodien Malick rate peut-être le coche du frémissement prosaïque par un excès de moyen, l'excès hollywoodien s'oppose au dénuement français. Du moins Malick le ramène davantage à une mythologie de la famille américaine voire, et c'est par là qu'il ne plaît pas, vers quelque chose de publicitaire - conséquence d'un film trop léché, trop enrobé, parce que trop présentable, parce qu'étant un blockbuster. Il est impossible de reprocher ça à Fitoussi, compte tenu de la nudité extrême de son cinéma, de la nudité inhérente au cinéma français. Il y a d'ailleurs une fascination pour la quotidienneté qui est toute française et qui parcourt le cinéma, la philosophie et la littérature.

Sur la jouissance, quelques extraits de Lévinas, cette notion semble être au fondement de tous les plans de Fitoussi, elle est ce qui relie les fragments entre eux : 

"Nous vivons de "bonne soupe", d'air, de lumière, de spectacles, de travail, d'idées, de sommeil, etc. Ce ne sont pas là des objets de représentations. Nous en vivons. Ce dont nous  vivons n'est pas non plus "moyen de vie", comme la plume est le moyen par rapport à la lettre qu'elle permet d'écrire; ni un but de la vie, comme la communication est but de la lettre. Les choses dont nous vivons ne sont pas des outils, ni même des ustensiles, au ens heideggerien du terme. Leur existence ne s'épuise pas par le schématisme utilitaire qui les dessine, comme l'existence des marteaux, des aiguilles ou des machines. Elles sont toujours, dans une certaine mesure, - et même les marteaux, les aiguilles et les machines le sont - objets de jouissance, s'offrant au "goût" déjà ornées, embellies. De plus, alors que le recours à l'instrument suppose la finalité et marque une dépendance à l'égard de l'autre, "vivre de..." dessine l'indépendance même, l'indépendance de la jouissance et de son bonheur qui est le dessin originel de toute indépendance." [...] On n'existe pas seulement sa douleur ou sa joie, on existe de douleurs et de joies,. Cette façon pour l'acte de se nourrir de son activité même, est précisément la jouissance. [...] Le pain et le travail ne me divertissent pas, au sens pascalien, du fait nu de l'existence, ni n'occupent le vide de mon temps : la jouissance est l'ultime conscience de tous les contenus qui remplissent ma vie. [...] Ainsi les choses sont toujours plus que le strict nécessaire, elles font la grâce de la vie"

"La vie est amour de la vie, rapport avec des contenus qui ne sont pas mon être, mais plus chers que mon être : penser, manger, dormir, lire, travailler, se chauffer au soleil. [...] La réalité de la vie est déjà au niveau du bonheur et, dans ce sens, au-delà de l'ontologie. Le bonheur n'est pas un accident de l'être, puisque l'être se risque pour le bonheur." 


 

Ceci renvoie à la scène magnifique, déchirante, où Frédéric crie de douleur, s'effondre sur le sol, il se réveille dans l'euphorie d'être en vie, et le passage de l'un à l'autre, de la douleur primale à l'allégresse a tout de cohérent. Si Frédéric creuse son sentiment, si chaque personnage creuse sa douleur il finira toujours par tomber sur la jouissance d'être en vie, la jouissance de lui-même. C'est d'ailleurs ceci qui travaille Alix, si elle veut tant être amoureuse c'est qu'elle veut apprendre à s'éprouver, à se goûter elle-même. De même que Pascal voyait dans l'amour un accès privilégié au moi dépouillé de toutes ses qualités.

"Les actes de sentir, de souffrir, de désirer ou de vouloir, appartiennent à la vie de l'esprit par le fait d'être conscient, d'être des expériences de pensées au sens cartésien."

 Le prosaïsme de Je ne suis pas morte tient également, et paradoxalement, au choix de la voix-off : celle, hésitante et modeste, teintée de renoncement, d'une vieille femme qui se parle à elle-même, alors qu'on s'attendrait plutôt à une voix très aérienne et lénifiante, comme on peut en trouver chez Malick. Ce choix y est pour beaucoup dans la réussite du film. Je crois que la plus belle chose du film est cette façon que Fitoussi a de désamorcer toute tentative de gravité, de grandeur, de cinéma comme art majeur, art noble (ou alors il déduit du prosaïsme un art noble) pour épouser un mouvement davantage immanent, onduler à travers ses histoires sans jamais en déduire une totalité. De fait, le choix de ranger la totalité de sa filmographie sous le titre "Le château de Hasard" ne veut finalement rien dire si ce n'est que ce château se dilate à mesure qu'on le remplit, c'est une totalité qui ne préexiste jamais à ses parties mais ne prendra jamais que la forme de ses parties. On a l'impression qu'il suffit d'être attentif aux histoires, y tendre l'oreille pour qu'elle bourgeonne d'elles-mêmes et imposent au cadre la forme et le rythme qui leur sont propres - ce vieux récit qui bouge encore. Le film en cela n'a rien de carré et tout de l'asymétrie touffue et foisonnante du végétal. A voir la lumière du film on se dit que ce n'est pas l'oeil qui fait lumière sur les objets mais plutôt les objets du monde qui éclairent le regard, le film donne ainsi l'impression de croître plutôt que de progresser, et il croît, comme une plante, sous la lumière, élément fondamental, condition de toute sensation, de toute souffrance comme de tout bonheur. Dans cette acceptation inconditionnelle de l'existence, la nostalgie de la lumière est une nostalgie de tout ce qu'elle éclaire.

"Toute opposition à la vie, se réfugie dans la vie et se réfère à ses valeurs."


"Le monde, dont l'existence est caractérisée par la lumière, n'est donc pas la somme des existants. L'idée même de totalité ou d'ensemble n'est compréhensible que dans un être qui peut l'embrasser. Il y a totalité, parce qu'elle se réfère à une intériorité dans la lumière."


Toutes les citations sont tirées de Totalité et Infini, chapitre "La jouissance", et de L'existence à l'existant, chapitre sur "La lumière"