dimanche 30 juin 2013

Vu Le goût du saké, qui s'apprête à ressortir au cinéma. Si le Goût du riz au thé vert c'était le goût de la conjugalité retrouvée, le saké lui est le goût amer de la vieillesse qui passe le flambeau et puis se retire. L'idée de faire d'un aliment ou d'une boisson le motif d'un sentiment, d'un affect, est magnifique, et prend tout son sens dans les films d'Ozu qui aime bien injecter des petites décharges morales dans ses films : les proverbes y sont nombreux, comme si la morale et le sens du devoir étaient une affaire d'aliment à ingérer. Je me souviens que plus jeune, ayant assister à une assez grosse programmation sur le cinéma japonais au 3 Luxembourg (il y a quatre ou cinq ans), je gobais des Ozu toute la journée. Problème, c'était beaucoup trop et il me semble que j'étais beaucoup trop jeune. Son didactisme tenu de bout en bout sans relâche me gênait un peu. Je comprenais bien ce qu'il disait mais à la fois je ne comprenais pas bien, ça me paraissais parfois être beau de loin, pour d'autres, il me manquait une compréhension intime plus que strictement cinéphilique.

Ceci pose la question plus large et qu'on ne pose jamais de savoir ce qu'on doit savoir avant d'aller au cinéma, de ce qu'on doit vivre avant de comprendre certains films, ce décalage perpétuel entre un film et l'état d'âme, l'état d'expérience qui le regardent. Un amoureux transformera n'importe quel film en film d'amour, un film sur le couple, l'adultère ou le deuil ne résonnent pas de la même façon pour quelqu'un qui connaît une de ces situations, c'est ce moment où on ne fait pas seulement regarder le film mais ou on lui demande des choses, des solutions. Rapport au film qui, il me semble, innerve assez profondément les films de Ozu : on peut goûter esthétiquement la morale, mais Ozu semble vouloir qu'on la goûte surtout moralement. Et c'est ça qui est beau dans ses films, l'absence d'épiphanie morale, ce n'est pas le cheminement secret d'une conscience, mais une petite cuisine à ciel ouvert où l'enjeu est très vite exposé, sa solution très vite envisagée, elle n'est pas une pépite d'or trouvée dans la terre.
Ozu envisage la morale pragmatiquement et surtout de façon utilitariste : ce qui importe chez Ozu, ce qui fait trembler, c'est tout ce qui précède et suit l'accomplissement ou le non-accomplissement d'un devoir, ce moment où il s'apprête à émerger, où le devoir se cuisine, et puis cet autre où l'on récolte ce que l'on sème, et ça ne lui fait pas peur de dire que c'est triste, ça ne lui fait pas peur de ne pas consoler.


Dans mes souvenirs de films d'Ozu, je ne me rappelle pas avoir vu une fin aussi triste que dans Le goût du saké. C'est littéralement un gouffre qui s'ouvre en conclusion, comme si la chair des plans précédents, de ses innombrables plans sur les enseignes de bar, sur les appartements à l'intérieur coloré et les nombreux personnages ne savaient plus cacher, ne s'autorisaient pas à voiler la vérité d'un vieil homme veuf qui vieillit seul. Cette part de souffrance qui est toujours là chez Ozu, jamais jamais négociable.
Ce qui donne au film formellement flamboyant l'impression de ne jamais faire que la flamboyance formelle empiète sur le propos moral, là où souvent l'optimisme est d'abord formel, véhicule les affects du film, ou alors s'amuse à des effets de contraste pour un rendu crépusculaire. Ici les couleurs et la joyeuseté qui traversent le film n'annoncent en aucun cas ce qui s'énoncera ou non moralement, c'est simplement une calme cohabitation entre la jeunesse et la vieillesse, les pères et les fils, le monde et la mort, une façon aussi de filmer les débuts dans ce qui s'annonçait être des fins et inversement, comme ici, un deuil dans ce qui s'annonçait être un mariage. Aucune lutte entre joie et tristesse, mais une superposition permanente et dédramatisée, sereine.


D'où ces plages de tristesse derrière la bonhomie chez Ozu, on dirait des paysages et des rues qui attendent d'être repeuplés par une certaine action. On attend toujours quelque chose, un geste précis. Il y a ces plans magnifiques sur la jeune fille à marier qui tourne doucement la tête, comme à contre-coeur, vers la caméra, et ce geste récurrent ne veut rien dire d'autre qu'un visage qui se tourne douloureusement vers la conjugalité.
Ces plans dépeuplés qui caractérisent ses films c'est aussi une façon de faire parler l'inhumain, de le mettre en face de ses plans en intérieur où ça parle et ça rigole, d'un seul coup l'humain n'est plus qu'une trace, un arrière-goût. Ce qu'Ozu ajoute à la morale c'est d'abord cette mortalité, ce "avant qu'il ne soit trop tard" qui sourd derrière tous ses plans, rend les actions nécessaires à inscrire dans un certain laps de temps, au coeur d'un certain manque d'éternité.



dimanche 23 juin 2013


Bette Davis (42 ans) dans All about Eve de Joseph L. Mankiewicz, 1950


Bette Davis (36 ans) dans Mr. Skessington de Vincent Sherman




Ouverture de la rétrospective Bette Davis à la Cinémathèque. Mr. Kessington, Vincent Sherman, titre français : Femme aimée est toujours jolie, titre un peu plombant qui est une phrase répétée tout le long du film et qui en est littéralement son programme, le film d'ailleurs pêche par sa façon d'asséner sa morale 1) de façon si littérale 2) plusieurs fois dans le film. Truffaut-avait-raison lorsqu'il disait qu'il ne fallait jamais donner à son film un titre qui apparaissait ou était prononcé dans le film même, si un film a une clé, s'il a une morale, celle-ci doit être réduite en poussière et émietter tout du long. Le film dure 2h30 est ne se limite pas à ses seuls défauts de littéralité, il est en fait passionnant : sur Bette Davis et sur le mélodrame féminin, le woman's film: le film évoque à la fois Stella Dallas de Vidor, Ambre de Preminger,  Sunset Boulevard et préfigure le duo de films d'Aldrich tournés avec Bette Davis Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?/Hush Hush...Sweet Charlotte.
Les acteurs en général portent leur âge soit devant soit derrière eux, il y a toujours dans l'affaire un complexe de vieillesse ou de jeunesse. Bette Davis a toujours "jouer" avec son âge, elle doit être l'actrice à la filmo contenant le plus de film évoquant de près ou de loin le fait de vieillir, le fait d'avoir un certain âge et le fait d'en vouloir un autre, avec ce que cela suppose comme possibilités de personnages. Ces films sont en général pessimiste sur la vieillesse et nous disent en substance : vieillir c'est devenir fou, c'est devenir un monstre et abandonner la compagnie des hommes; il faut entendre cela dans l'autre sens : abandonner la compagnie des hommes, la vie, la tentation du romanesque, c'est vieillir.  All about Eve de Mankiewicz, sommet de classicisme hollywoodien se rattrape en sa conclusion  mais le constat est le même, c'est le début mélancolique d'une fin. Ceci me fait penser l'amitié est esthétiquement la valeur qui sied le mieux au classicisme, il y a à la fois l'idée de mesure, d'harmonie, de conversation, ce qui a donné naissance à des couples d'amants-amis comme Hepburn-Tracy.

Pourquoi vieillir est plus difficile pour une femme, pour une actrice, que pour un homme ?

1) Une idée parmi d'autres, qui tient d'abord au physique : parce que les hommes vieillissent comme des chaussures, ils sont secs, se patinent comme du cuir, Henry Fonda, John Wayne, Dennis Hooper, les femmes vieillissent comme des fleurs, elles sont toute en pulpe, et la pulpe vieilli mal, c'est-à-dire que précisément, elle s'assèche. Isabelle Adjani est maintenant défigurée parce qu'elle n'en peut plus de "pulper". Huppert, elle, a toujours été sèche, elle vieilli bien.

Mr. Skessington

Le visage qui vieilli est prudent, ne se laisse pas vraiment approché, pas vraiment éclairé, ou alors d'une certaine façon, c'est un visage qui fait des manières, exprime sa vulnérabilité par cette façon qu'il a de s'enrouler dans sa propre pudeur, Bette Davis préfère se grimer, s'enlaidir, grimacer, devancer le regard scrutateur. Là où une actrice comme Elizabeth Taylor cherche à recomposer un visage jeune avec des restes (deux yeux imperturbablement bleus, une bouche encore rouge, des diamants, une crinière noire même à 70 ans). Bette Davis à 30 ans s'amuse déjà à décomposer son visage, c'est de ça dont est fait son jeu d'actrice, d'une façon d'écarquiller les yeux comme une déesse en colère, de montrer les dents, d'écarter ses cheveux du visage pour montrer encore un peu plus de monstruosité.
Le visage de Bette Davis, et c'est son génie, n'a pas de fond, n'a pas de substrat à partir duquel il se modèle, il est souvent méconnaissable d'un film à l'autre. Jeune elle a la douceur virginale d'une Uma Thurman, à trente ans elle trouve sa voix capricieuse et ses petites mimiques de garce, son jeu de paupières, à quarante ans ses traits s'épaississent, elle s'approche d'une forme de dandysme fatigué, à cinquante ans elle est une furie qui divague.



Bette Davis (64 ans) dans L'argent de la vieille de Comencini, 1972

2) Pourquoi vieillir est-il plus compliqué pour une femme ?


Faisons un long détour. Ce qu'on appelle le women's film, le mélodrame de la femme, a totalement disparu avec le classicisme hollywoodien. Si on devait en trouver un très mauvais équivalent contemporain on appellerait ça la "comédie romantique". Avant il y avait les deux, comédie du mariage et women's film, maintenant il n'y a plus que la comédie du mariage, devenue comédie romantique.
Parler de woman's film c'est d'emblée porter un regard ironique, rétrospectif, historien sur la chose, on lit ici et là que ce genre n'avait de raison d'être que pour remplir les salles de femmes, qui à l'époque était le public privilégié des salles de cinéma. Ce serait des films de propagande, comme toutes les comédies du mariage ont été des propagandes pro-mariages.

On peut voir le mélo féminin comme l'alternative à l'érotisation de la femme au cinéma, délesté de tout regard masculin sur l'héroïne, peu importe qu'il y ait des hommes, qu'il y ait de l'érotisme, au final  ce qui prime dans le mélo, c'est le regard que l'héroïne porte sur elle-même.
Quand on ne filme pas une femme pris dans le regard d'un homme on peut enfin se permettre de filmer sa vie. C'est cet aspect de ruban romanesque, de pages d'une vie qu'on tourne, qui est au fondement même du woman's film qui finit par poursuivre une sorte de concept-fiction qu'est le destin de femme : la vie comme éclosion (d'une jeune femme en femme), et ascension (d'une femme en femme du monde), puis dégringolade ou renoncement dans le sacrifice, dans une forme d'effacement moral qui n'appartiendrait qu'au femme. Le temps du destin se cale intimement sur les "âges" de la femme : flirt, fiançailles, mariage, enfants, divorce.

transformation de la vieille fille à la femme du monde
dans Now Voyager d'Irving Rapper (1942, 35 ans)


Au final, ce qu'on remarque c'est que cette idée de destin peut se révéler tout aussi oppressante que l'idée d'être un objet érotique : il ne faut pas rater le train du destin. Les femmes sont tenues par une forme d'injonction au romanesque, de propagande romanesque. Mais cette critique est fragile face aux chef-d'oeuvres du genre : un grand mélodrame féminin c'est précisément celui qui se tient toujours à distance du flux de destin, celui qui met en scène une héroïne toujours en excès ou en déficit de vie par rapport à son destin.

La vie ratée, sacrifiée, les consolations mélancoliques, la solitude féminine, la mauvaise mère, la victoire du conformisme, tout ce qui n'est jamais évoqué dans la concorde conjugale de la comédie du mariage (qui le plus souvent charrie des thèmes aussi légers que des malentendus ponctuels) devient les thèmes principaux charriés par le woman's film.



Par cette idée de destin on entrevoit la deuxième raison pour laquelle vieillir est compliqué pour les femmes. La vieille fille c'est la femme qui meurt jeune, l'insoumise c'est celle qui veut vivre vite. Bette Davis ne joue que des rôles de vieilles filles ou d'insoumises, de femmes du monde. Elle est soit trop maquillée soit vieille et défraîchie avant l'heure, comme si l'énergie vitale ne pouvait qu'être en excès (l'Insoumise, La Garce, In this our life, Baby Jane...) ou en carence (Now Voyager, La Vieille fille, Mr. Skeffington) sur son visage.
En voyant plusieurs de ses films les uns à la suite des autres (ou presque) on se rend compte que son corps est toujours le lieu où la vie ne passe plus, où le destin est retenu, où le devenir est endigué, bloqué dans le silence d'un corps, exprimé par une absence ou un excès de maquillage. Bette Davis est ce corps qui est une somme de rendez-vous manqués avec le destin. C'est cette façon de  danser toute seule devant le juke-box, de conduire vite, de vouloir porter des tenues inconvenantes en se moquant de "ce que disent les gens" dans les films de garce, à l'inverse, ce sera la broderie, la lecture et le piano pour les films de vieilles filles.

transformation en sens inverse dans The Old Maid d'Edmund Goulding (1939, 32 ans)
C'est ce qui rend le visage, le jeu et la carrière de Bette Davis aussi beaux, c'est qu'ils sont toujours  déjà au fait et amers par rapport à cette idée de destin de femme, toujours en décalage, en retard ou en avance par rapport à un certain moment du destin : vieille femme quand elle voudrait être petite fille, vieille tante quand elle désirerait être mère, veuve quand elle désirerait être femme du monde, femme du monde quand elle désirerait être mère.

Ce qui frappe devant les films avec Bette Davis c'est qu'elle est une femme seule et que c'est ce qui en fait une grande actrice : son incapacité à donner l'idée de l'amour-fusion, à se liquéfier tout à fait dans l'amour. Quand bien même elle se sacrifie par amour elle le fait encore par orgueil, par désir de solitude, de solipsisme, de virilité, sa façon de procéder consiste à se créer des secrets, des couches de secret qui n'appartiennent qu'à elle-même : la femme du monde qui a eu une vie de mère dévouée, c'est de cette façon qu'elle conserve son indépendance, en se rendant incompréhensible aussi bien dans le mal que dans le bien.

Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? (52 ans) de Robert Aldrich
Il y a de ça chez Bette Davis, une très belle incapacité à n'adresser aucun acte à d'autres personnes qu'à elle-même, quand son visage est pendant de longues secondes dans le plan et après plus d'une heure de film, j'atteins à cette sorte de transe davisienne, de féminisme par la fiction où après une heure et demi il me suffit de la voir seule dans le plan, battre des cils et s'allumer une cigarette pour défaillir, en une image c'est la plus seule et en même temps la plus féroce.
Je me dis qu'il y a ici, dans ses plans qui sont comme des parois, ce visage fatigué d'être féminin, cette voix de gentille sorcière, quelque chose comme l'atteinte de la définition la plus précise, de l'élément le plus ténu de ce que pourrait être un secret du féminin, c'est comme un visage qui se révèlerait enfin sous son maquillage, quelque chose ou quelqu'un qui s'arrêterait de faire semblant, une définition du féminin qui dans sa vérité m'apparaît à la fois excitante et tragique.

dimanche 16 juin 2013

Vu quelques films de Jean-Claude Biette (Le champignon des Carpates, Le théâtre des matières, Loin de Manhattan, Le complexe de Toulon), j'avais déjà vu Saltimbank.
Pierre Léon a parlé de ce qui me gênait dans ses films en disant que Biette ne s'embarrassait pas de transitions, de chainons narratifs et explicatifs, qu'il écrivait parfois de longues scènes d'explication mais finissait par ne pas les tourner. C'est ce qui reste des films, une sorte de narration labyrinthique où l'existence est collée à l'existence. Et l'existence, c'est faire des visites, pénétrer un lieu, s'entretenir avec quelqu'un : aller à un entretien d'embauche, donner rendez-vous, aller dîner chez un ami, se rendre au théâtre. J'aime énormément cette idée de la visite.

Il y a, quand même, une sorte de décalage entre mon attente de ses chaînons et l'absence de ses chainons qui m'empêchent d'être attentive aux clés du film là où elles se trouvent, c'est-à-dire sur cette sorte de nappe désertique, de scène de théâtre de fortune où les scènes sont posées les unes à côté des autres plutôt que considérées comme les éléments d'un même ruban narratif, d'une même totalité organique.

Chez Biette, pas de substrat, et l'image me revient, c'est celle que j'avais déjà en tête pour Hong Sang-Soo : ce sont des cinéastes qui glânent, des petits enfants qui ramassent des cailloux, des bricoles sur le sol, de l'aléatoire qu'ils collectent et s'autorisent à  rassembler sous une même étiquette, une même "collection" : un film. Biette trouve des jeux de mots, Hong Sang-Soo trouve des petits bouts de papier, des limaces sur le sol.

Les premiers films vus me déconcertent un peu comme on peut être déconcerté par l'arrivée d'une personne peu commune, non encore identifiée et qu'on mettra toute la soirée à apprivoiser mais non pas en la quadrillant par notre système mais en se faisant quadriller par la personne elle-même. Comme s'il y avait une façon de comprendre en altérant et une façon de comprendre sans altérer la chose, c'est comme ça qu'est venu à moi Le complexe de Toulon, dans son dénuement et sa malice.


La malice au cinéma, j'ai compris ce que c'était et son importance en voyant les films de Moretti et de Wilder. Elle se déduit de certaines séquences, de film comme Sept ans de réflexion où Tom Ewell monologue tout seul, utilise des périphrases pour exprimer sa misère sexuelle et son mariage décevant. La malice est souvent une affaire de clandestinité, d'humour fait à soi-même, alors que l'humour est davantage socialisé, gagnant, la malice est tournée vers soi, elle est au bord de l'imperceptible, c'est l'humour du prisonnier. Chez Wilder elle passe alors par le détournement d'objets : la raquette-passoir dans La Garçonnière porte un peu de la solitude de Jack Lemmon. Bazin parlait des objets méchants chez Chaplin, la malice c'est la façon qu'à la maladresse de se réconcilier avec les objets, de trouver sa propre grâce, derrière le dos des objets. Wilder fait des films tristes qui s'obligent à sourire, et c'est pour ça que Sept ans de réflexion est magnifique.

Chez Biette c'est davantage une tonalité qui parcoure ses films, un truc que je commence à beaucoup aimer au cinéma, c'est une forme d'obligation de la joie, de profondeur dans la joie. Il y a ça dans Tip Top par exemple. Il y a des films qui font leurs preuves en se concluant par une sorte de "en fait je suis triste", comme si on avait été balloté pendant tout le film et qu'au moment de se poser un peu on ne trouvait que la tristesse, un vague à l'âme trop mal défini. C'est par exemple le dernier plan dispensable d'Un monde sans femmes de Guillaume Brac. (j'aimerais faire des listes d'exemples mais je fonctionne avec ma mémoire immédiate)

La tristesse est, apparemment, facile à reproduire, parce qu'elle est une affaire de sens suspendu, pas besoin de la signifier précisément pour l'invoquer, il suffit de lui tourner paresseusement autour. C'est ce qu'on croit, mais c'est plus compliqué que ça de faire des films tristes, et il faut la même précision avec laquelle composent les bonnes comédies.

La joie, la vraie, celle qui fait autant pleurer que la tristesse, est plus dure à signifier, à l'image de la précision rythmique que suppose le burlesque, c'est une affaire d'acupuncture, de clarté, et non de louvoiement. Il est facile de filmer des moments joyeux, pas facile de faire planer la joie sur un film.
Dans sa plénitude, la joie à des contours, la tristesse dilue les siens.

Il y a une scène magnifique entre Ysé Tran et Jean-Christophe Bouvet, dans Le complexe de Toulon, une scène dont Bozon dira plus tard que "c'est ce que rêverait d'écrire Bonitzer". Allongés sur le lit Bouvet parle à sa copine, lui dit des choses très belles, comme quoi la nuit il sait qu'elle se transforme en petit garçon.
Il faudrait la décortiquer pour arriver à y voir clair dans cette histoire de profondeur en surface, de joie qui émeut. Ce qu'il y a de magnifique dans cette scène c'est qu'elle se refuse à l'incommunicabilité, ce qui est une des caractéristiques de la joie. Ce qui va avec le refus de la psychologie. La psychologie c'est envisager les dialogues comme devant être triviaux et cumulatifs. On est psychologique quand la parole accumulée commence à signifier un certain état d'esprit, et quand cette parole est en même temps réduite à des échanges utilitaires, "elle est où maman ?" "ouais ouais / nan nan", "je descends chercher la clé", langage qui s'approcherait donc de celui qu'on utilise dans la réalité, créateur d'angles morts qu'envahirait par la suite le psychologique, souvent proche du marmonnement naturaliste - je pense ici à Belle Epine. Le cinéma ne parle plus comme dans les films et les personnages ne s'appartiennent plus eux-mêmes, mais appartiennent à leur psychologie, ils sont à fleur de peau.

A cela répond l'artificialité exprimée dans les jeu de mots qui sont dans les films de Biette, à une certaine éloquence et écriture qui signifie "tout est là, à la surface des mots", on peut se fier aux mots, il n'y a pas d'imprévisibilité psychologique, de renfoncement - tout est tourné vers le dehors. Ce qui fait que Biette ne semble pas pouvoir évoquer une histoire d'amour, son égoïsme, son clair-obscur, mais lui préfère l'amitié, le travail, la famille.

La très belle scène évoquée plus haut, c'est comme si elle nous posait les questions suivantes : peut-on parler à une femme comme si notre désir pour elle, et l'image qu'on a d'elle, la concernait autant que ça nous concerne ? Comme si elle pouvait y faire quelque chose, comme si elle pouvait prendre part à l'amour qu'elle inspire.
C'est ce qui gêne devant un film comme Comment je me suis disputé de Desplechin où l'on parle de sexe entre potes, où l'on filme des gorges et des petites culottes parce que les filles coïncident avec leur image, sont l'envers du narcissisme masculin - puis le film devient très beau quand Emmanuelle Devos vit toute seule, mange ses yaourts et va chez le gynéco, parce que justement, c'est son regard à elle qui se plie sur elle-même, et non plus celui d'un homme-qui-aimait-les-femmes.


Toujours un peu étrange de voir ce genre de plans, en même temps très beau, en ce que leur équivalent masculin n'existent pas au cinéma, comme si la collection de pulsions scopiques-érotiques était condamnée, pour les femmes, à ne jamais commencer.

Autre leçon apprise, ou plutôt confirmée, lors de cette scène au lit dans Le complexe de Toulon : l'idée qu'il faut poser la beauté en passant, sans s'y arrêter, on la pose ici avec la même négligence avec laquelle on poserait autre chose, on ne l'enrobe pas des alertes de sa présence. Son aura est rentrée, on la met au même niveau que le reste. Une belle scène doit s'avancer avec les pas feutrés du banal, la beauté doit être présente mais négligée : au cinéma, la beauté dure le temps de sa disparition. Quand je pense à mes scènes de films préférées je remarque que c'est la condition sine qua none de leur réussite.

Vu Angel de Lubitsch, commencé avec 15 minutes de retard, ce qui n'arrangeait pas mes voisins qui ne voulaient pas rater le match de foot.
Ce que je remarque chez Lubitsch c'est que tout se passe sur une sorte de plan de sophistication, et en dessous, tout en dessous de ce plan, il y a les milles sacs de noeud du désir qui ne sont compréhensibles, lisibles, articulables qu'au seul niveau de ce plan de sophistication, qui est aussi un plan d'éloquence, d'élégance : ici l'élégance c'est le détour que l'on met à dire une chose, c'est une façon de la cacher en la dévoilant à la personne concernée.
Tout n'est jamais que traduit, dans les termes du petit théâtre appartement lubitschien.
La mise en scène elle aussi obéit à cette idée du sous-entendu : montrer une chose c'est en filmer une autre, dire une chose c'est en dire une autre, toujours des coups en décalé comme si expliciter c'était prendre le risque de se brûler : le film finit par ressembler à un rébus du désir. Et un rébus ce peut-être un code, un secret, pourquoi passer par le rébus ? Pour se faire comprendre d'une seule personne. Ce qui finit par créer une sorte de centre aveugle et tabou (de tout ce qui n'est pas dit, tout ce qui n'est pas montrer), de film brûlant autour duquel s'agence un film respectacle qui lui fait toujours référence.
C'est aussi l'idée (que suscite souvent le visage de Dietrich chez les cinéastes) de la passion appartenant au passé il suffit d'un regard pour remuer ce vieux souvenir, se brûler encore les doigts dessus : Dietrich ne veut pas entendre tel air de piano, tel détail de son séjour à Paris non pas tant parce qu'elle a peur que son mari découvre tout que parce qu'elle frémit de renouer avec cette vieille fièvre.

Sauf qu'ici le rébus ne marche pas, l'ancienne amante se refuse à la complicité du déchiffrage.
Ce qui est merveilleux dans le film c'est que ce n'est en fait pas une comédie romantique, pas un film non plus sur l'adultère, mais un film sur un couple qui se trouve face à un homme amoureux. Lui a cru être dans une comédie romantique, elle s'obstine au fond à lui dire qu'ils sont dans une comédie du remariage. Une comédie du malentendu, où le couple fait presque office d'analyste bienveillant pour le malheureux.
Preuve en est : le jeu de Dietrich est tout en évidence, sans opacité, elle récite clairement son texte, rien n'est traînant dans son jeu, aucune langueur, puisque l'amant est évacué.

samedi 8 juin 2013


Cinéma avec J., on avait prévu de voir à la suite les deux Shokuzai, séance complète au MK2 Beaubourg. Puis L'homme tranquille de Ford à la Filmothèque mais on s'est trompés d'horaire dans le Pariscope, donc finalement : Shanghai Express de Sternberg que ni lui ni moins n'avions vu. C'est toujours un peu comme ça qu'on finit par voir ses classiques : quand il n'y a plus que ça à voir. J'ai pour ma part toujours eu une tendance à commencer par la périphérie, les classiques m'ennuient, pas besoin de les voir puisqu'on sait à peu près comment c'est. Le mieux étant le classique qui ne correspond pas à sa réputation (transposition de ce qui se passe dans la vraie vie avec les gens). Ca m'est récemment arrivé avec Lawrence d'Arabie, film que j'imaginais outrageusement très narratif et chargé, et qui est en fait un grand film expérimental, nu, finalement : totalement désertique, comme peut d'ailleurs être humide Le pont de la rivière Kwaï.

Donc Shanghai Express, toujours ce même problème avec Sternberg : la totalité du film semble en sommeil, on dirait des nappes de récit endormi, au rythme très dilaté : des portes s'ouvrent, des mots s'échangent mais tout est comme passé sous silence. Le silence des films de Sternberg, le silence des films des années 30, comme si une couette étouffait tous les bruits, d'où ce sentiment que le parcours d'une scène à une autre épuise, parce qu'il y a tout ce silence autour - c'est comme regarder une très vieille screwball comedy, l'idée de l'échange vif est comme contredite par les crevasses de silence grésillant.
Mais chez Sternberg cette logique va plus loin, les scènes narratives s'agglutinent autour des quelques gros plans sur Dietrich qu'il filme comme une fleur qui se dilate, se répand. Lorsqu'il la filme : elle parle à un homme, elle embrasse un homme, elle pense à un homme. Agent X27, Morocco, L'impératrice rouge, même logique : les gros plans de la passion qui brûle, de l'histoire officieuse, et les plans plus larges de l'histoire officielle. Le titre français de Morocco est d'ailleurs : Coeurs brûlés. Les films de Sternberg avec Dietrich racontent toujours la même chose mais ils se déguisent pour la raconter, de même que Dietrich se déguise mais son visage raconte lui aussi toujours la même chose : l'histoire d'une vamp qui cache son coeur sous sa coquetterie.
On ne sait pas trop si c'est un chat, ou juste la femme la plus sexuelle du monde. Elle joue comme si elle était toute seule sur scène (qu'elle chante ou qu'elle parle c'est le même jeu), toute seule à l'écran, ses pupilles roulent malicieusement, c'est sa façon à elle de dire qu'elle n'est pas du tout là. Il n'y a chez elle que des commencements, elle ne cesse de recommencer son jeu à chaque phrase, d'où ces manières, qui rendent impossibles l'idée d'une stabilité au sein de son jeu, d'où donc, cet effet d'hypnotisme, on est toujours en train de se demander "et après ?" en la scrutant.
Sternberg atteint à une forme de mise en scène cristalline que lorsqu'il filme Dietrich, en dehors de ça le trait est plutôt gras, baroque, on a l'impression d'être calfeutré dans les plans. Alternance de cristal et d'épaisse dentelle.


je me rappelle d'une discussion où parlant de Moretti je faisais la distinction entre les cinéastes dont le style envahit, recouvre tout à fait le monde, propose un style-monde cohérent (j'évoquais Greenaway), et les cinéastes qui mettent en scène une lutte entre leur style et le monde, où l'image se partage entre les deux, l'un empiète sur l'autre alternativement, j'évoquais Moretti.

Un an après cette conversation je tombe sur ça :
"On peut dire qu'il y a un cinéma qui s'ajoute au monde, qui est dans le monde, qui ne rivalise pas avec le monde, ou au mieux, met de l'ordre dans l'idée du monde : c'est le grand classicisme selon Rohmer. D'un autre côté, il y a des cinéastes qui rivalisent avec le monde, qui ont leur univers à eux qu'ils égalent au monde, donc qui déforment les apparences en en construisant d'autres."
Jean Narboni, Conversation avec Jean-Claude Biette

Peut-être qu'une définition du classicisme pourrait être de dire que la qualité esthétique de l'oeuvre est toujours aussi une qualité morale. Le classicisme hollywoodien pourrait même dire : toute qualité morale d'une oeuvre est une qualité esthétique. La happy end est ce qui cristallise cette idée : fin heureuse, fin morale, fin esthétique au sens où l'oeuvre est parachevée, c'est tout à la fois. C'est une idée qui appartient à l'esthétique d'un autre siècle, on ne peut pas demander ça au cinéma de notre époque, d'où la multiplication des fins ouvertes ou au "sens suspendu" : décollement du parachèvement moral avec le parachèvement esthétique.
Parce qu'aussi la morale a pris un sens restreint, elle est devenue la stricte prescription de règles, de devoirs, elle est intrinsèquement punitive : Haneke croit encore à la vertu moralisante/moralisatrice du cinéma, sauf que c'est un grincheux et que ce n'est pas en son sens que la morale m'intéresse.


"La morale touche au fait de se perfectionner, c'est-à-dire de devenir meilleur. C’est là qu’on dépasse la question de la politesse. Un perfectionnement qui n’est pas savant (ils ne vont pas connaître plus de mathématique après leur remariage), ni pratique (il ne s’agit pas de devenir meilleur bricoleur ou meilleur basketteur ou meilleur chirurgien) mais juste moral au sens de questions quasi-mondaines comme : comment se comporter avec sa femme quand on reçoit des invités (avec des interrogations du type « si je la laisse trop parler, les gens vont peut-être se moquer d’elle, parce qu’elle va encore s’emporter, alors que c’est ce qui la rend drôle et même désirable pour moi, mais si je parle trop, elle va dire que je ne sais pas la laisser recevoir.. »). On voit le difficile équilibre, car cela flirte toujours avec la question de la seule politesse. La frontière est ténue."  Serge Bozon http://www.elumiere.net/numero5/bozon.php



Ce n'est pas la leçon de morale qui m'intéresse, ce qui m'intéresse c'est la tonalité morale, le fait de faire basculer dans la morale ce qui a priori ne lui appartenait pas : c'est Moretti, agressé par les mots, le langage d'une journaliste dans Palombella Rossa, c'est les épiphanies conjugales à la fin de chaque conte moral de Rohmer : on atteint ici l'extrême inverse de la morale dite littérale, on est au coeur du mutisme conjugal, du temps du film comme accumulation inconsciente de vécus qui se conscientise au dernier moment, à la fin du film. Si on y regarde de plus près le miracle que Rohmer filme dans Conte d'hiver est, dans mon souvenir, présent dans la majorité de ses films.
Un grand moraliste est celui qui dit : la morale ce n'est pas une cuillère d'huile de foie de morue à avaler, mais plutôt un festin, une grande partie de jeu de société ; le sport favori de l'homme. Wilder est comme ça.

Rohmer, Woody Allen, Moretti : trois machines à moraliser. Ce ne sont pas seulement des cinéastes qui me plaisent, ce sont d'abord, comme on parlerait de ses vêtements préférés, des cinéastes qui me vont. Ce que je garde de leur cinéma c'est presque davantage que les personnages, les arrières-plans sur lesquels ils se dessinent : canapés, trottoirs, cafés, restaurants, salles à manger - je garde d'abord le goût d'une mise en situation, d'un pull qui côtoie un canapé, du plaisir d'être entouré de la matérialité des choses : Rohmer filme ça d'une façon qui me touche au plus profond : c'est une certaine façon qu'ont les doigts de s'emparer des objets (et les bouches de s'emparer des mots), de les toucher, c'est les héroïnes rohmériennes qui préparent leurs sacs avec méticulosité. On descend un escalier, on achète une théière ou une chemise, ce que présuppose tous ses actes c'est la joyeuseté inhérente avec le fait d'être au monde. Pas l'impression de délirer au sujet de Rohmer : cela se trouve dans tous ses films, et c'est quelque chose de son classicisme qui parle ici, on dirait qu'il filme de gros vivants parce que lui ne sait pas faire, que ça lui fait plaisir de voir ça. Il y a une part de voyeurisme dans son cinéma, comme il y a une manière voyeuriste qu'ont ses acteurs de débiter leurs dialogues : on dirait qu'ils veulent voir apparaître les mots. Faire un film, c'est ce que Rohmer met de pudeur lorsqu'il veut voir le monde d'un peu plus près.

En résumé, si on voulait faire les kékés, on pourrait dire qu'il y a le cinéma-monde et le cinéma-au-monde.