lundi 30 décembre 2013

Splendor in the grass, Elia Kazan (1961)


« Quand on dit que la sexualité a une signification existentielle ou qu’elle exprime l’existence, on ne doit pas l’entendre comme si le drame sexuel n’était en dernière analyse qu’une manifestation ou un symptôme d’un drame existentiel. La même raison qui empêche de réduire l’existence au corps ou à la sexualité empêche aussi de « réduire » la sexualité à l’existence : c’est que l’existence n’est pas un ordre de faits (comme les « faits psychiques ») que l’on puisse réduire à d’autres ou auquel ils puissent se réduire, mais le milieu équivoque de leur communication, le point où leurs limites se brouillent, ou encore leur trame commune. Il n’est pas question de faire marcher l’homme « sur la tête ». Il faut sans aucun doute reconnaître que la pudeur, le désir, l’amour en général ont une signification métaphysique, c’est-à-dire qu’ils sont incompréhensibles si l’on traite l’homme comme une machine gouvernée par des lois naturelles, ou même comme un faisceau d’instincts, et qu’ils concernent l’homme comme conscience et comme liberté. »

"La sexualité, dit-on, est dramatique parce que nous y engageons toute notre vie personnelle. Mais justement pourquoi le faisons-nous ? Pourquoi notre corps est-il pour nous le miroir de tout notre être sinon parce qu'il est un moi naturel, un courant d'existence donnée, de sorte que nous ne savons jamais si les forces qui nous portent sont les siennes ou les nôtres - ou plutôt qu'elles ne sont jamais ni siennes ni nôtres entièrement. Il n'y a pas de dépassement de la sexualité comme il n'y a pas de sexualité fermée sur elle-même. Personne n'est sauvé et personne n'est perdu tout à fait."

Merleau-Ponty - Phénoménologie de la perception
Revu Splendor in the Grass d'Elia Kazan (la Fièvre dans le sang, 1961), que j'avais dû voir vers mes 17 ans. Il m'en restait la scène d'hystérie dans la baignoire et Barbara Loden en robe blanche entourée d'hommes. Aucun souvenir mémorable de l'histoire, si ce n'est que le film est venu se fondre avec les autres Kazan, sorte de pré-Scorsese : filmographie un peu grasse, peut-être celui qui incarne le mieux cet entre-deux esthétiquement impur des 60's, et pourtant La fièvre dans le sang est un film à revisiter tant son romantisme finit par prendre le pas sur le désenchantement.
Les sixties c'est, pour moi, l'époque désabusée des adaptations de Tennesse Williams (genre Richard Brooks), de la norme triste et des films qui la dénoncent : Reflets dans un oeil d'or (1967) de John Huston, Le Lauréat (1969) et Qui a peur de Virginia Woolf ? (1966) de Nichols, La poursuite impitoyable (1966) d'Arthur Penn, L'arrangement (1969) de Kazan, Le Chevalier des sables (1965) de Vincente Minnelli, L'homme à la peau de serpent (1959) de Richard Brooks. Ca n'est pas encore tout à fait le retour du refoulé, plutôt l'époque où le cadre oppresse et où le vent de la liberté tente de l'exploser, on conscientise le refoulé mais son retour n'est pas encore tout à fait consommé (si ce n'est peut-être chez Aldrich). Ce n'est qu'à moitié intéressant, cette conscience malheureuse du cinéma, ces couples qui s'embêtent et ces scènes à la sortie des églises. De ce genre-là Splendor in the grass n'en fait qu'à moitié partie, peut-être parce que réalisé en 1961, année où l'esprit du temps et du cinéma n'ont pas encore tout a fait changé. Le film dessine d'abord de fausses pistes et de fausses promesses à travers le personnage de la soeur jouée par Barbara Loden. C'est plus profondément un grand film où tout fleurit en romantisme, romantisme entièrement porté par la carrière de Natalie Wood et par ses rôles dans West Side Story et La fureur de vivre. Un jeu d'un autre temps, très expressionniste, fougueux, anachronique et suréel.



De fait, Splendor in the grass est porté par un seul et unique sujet apparemment limité : le sexe. La jeunesse trouve son idéal tout entier incarné dans le sexe mais non pas de façon décomplexée et un peu hippie, plutôt dans le fait que, plus la frustration grandit, plus on s'en sort par le romantisme.
Procédé comique, Kazan ne filme ses personnages que par le prisme de leur libido jusqu'à cette scène où même le médecin fait de l'oeil à son infirmière. Tout transpire le sexe, chacun de leurs dialogues étant dictés par lui - le film est en cela, comme tout teen-movie, d'abord une "comédie hormonale", un documentaire animalier.

Lorsque Beatty explique à son père qu'il ne veut pas faire Yale, qu'il se sent mal et ne tient plus, on comprend qu'il exprime son envie dévorante de coucher avec Deanie (Natalie Wood). Ambiguité de tous les gestes et de toutes les paroles, plus la frustration monte plus on promet à l'autre qu'il est toute sa vie et qu'on ne peut pas vivre sans lui. Sexe ou idéal de romantisme ? Le film n'a en cela aucune envie de résoudre l'ambiguité, en témoignent certaines scènes : Deanie à genoux aux pieds de son amoureux en signe de dévotion romantico-sexuelle, Deanie serrant très fort les coussins de son lit, indique qu'elle est au bord de se caresser. C'est tout un même mouvement que relance la deuxième partie du film, celle où, chacun des deux héros, séparés, pansent les plaies des désirs inassouvis qu'ils soient ou non sexuels - c'est un même mouvement vital qui a été entravé, corrompu et qui ne cesse de slalommer entre les obstacles jusqu'à trouver une issue qui tarde à venir, dans une maison de repos ou dans un ranch.
L'impression que le film ne parvient jamais à s'épuiser mais reste toujours sur un rythme émotionnel très soutenu tient au fait que l'intrigue est elle-même sublimée, que le documentaire sur les teenagers  surexcités finit par les métamorphoser en anges blessés qui atteignent une forme de sérénité dans le calme brûlant de leurs retrouvailles. Tout le romantisme du film ne découle que de cette énergie sexuelle frustrée, et qui ne dévalue pas pour autant la portée de ce romantisme, mais le respecte comme une forme légitime d'idéal juvénile : un corps qui n'irait pas sans son esprit, un esprit sans son corps, c'est de leur indiscernabilité, de leur intime liaison dont se réclament les sentiments de nos jeunes héros.

Sur Le Loup de Wall Street

- Le retour à la vieille forme fluide des Affranchis ou de Casino sera toujours plus agréable que de se taper Hugo Cabret, j'en conviens. Mais pour cela même je trouve le film très attendu, finalement assez ringard et il me fait exactement le même effet que Blue Jasmine de Woody Allen qui donnait l'impression de revenir aux vieilles recettes pour rassurer tout le monde. Dans les deux cas c'est une façon de "réinitialiser" leur cinéma tout en n'arrivant pas à cacher qu'il sont en fait un peu grillés. Spring Breakers est en cela beaucoup plus onirique et plus intelligent dans son idiotie puisqu'il n'en sort jamais, fait du grain MTV la matière même des rêves jusqu'à ce que le film donne vraiment l'impression de décoller, de s'envoler comme un nuage coloré, et ce qui permet cet envol c'est le fait que Korine filme un rêve d'innocence, un rêve de coeur pur. Pour moi la fluidité formelle du film d'Harmony Korine n'a absolument rien à voir avec celle, complètement figée et vieille de trente ans, de Scorsese qui tente quand même de mêler les différents "régime d'images" (aïe) jusqu'à l'épilepsie. C'est très à la mode l'épilepsie, le problème c'est qu'ici elle ne produit rien : Popeye mange ses épinards comme Belfort prend sa cocaïne, le parallèle n'apporte rien. Je crois qu'ici l'épilepsie scorsesienne coïncide avec sa paresse à vouloir articuler un discours. D'où l'impression d'un film enrobé, lourd, loin des vapeurs vanillées du Spring Break.

- Je comprends qu'on évoque le fait que le hors-champ des victimes n'est jamais envisagé (Jérôme Momcilovic) mais pour autant le film aurait pu l'être si Scorsese n'avait pas cherché, quand même, à signifier par quelques scènes paresseuses que les petites gens ont voix au chapitre et que c'est quand même bien de prendre le métro avec un couple de vieux chinois en face de soi. Chose qu'on retrouve dans le plan final, que je trouve très embarrassant, qui renvoie pour moi à une conscience haineuse de soi du spectateur. Ce que je comprends et qui peut-être me plaît un peu plus c'est que les arnaques de Belfort qui n'est le fils de personne (self made man, comme Mr Smith et tant d'autres) et incarne la revanche des victimes sur le système. Ce serait donc finalement un film sur les victimes, et non pas sur les bourreaux, Puisque finalement Belfort décidera de ne voler que les plus riches, par delà le bien et le mal.

- Le film en cela, en fait de revenge movie, ressemble énormément à A Touch of Sin, il s'agit en fait de dire que seul compte la justice que l'on se fait à soi-même et que pour avoir gain de cause la victime doit alors se transformer en bourreau. Chacun à ses raisons, l'homme est un loup pour l'homme, toute la bouillie idéologique et complaisante qui ne m'intéresse absolument plus au cinéma. Parallèle encore plus troublant, A Touch of Sin comme le Loup de Wall Street comparent, ou disons suggèrent, le fait que les hommes ne seraient que des animaux comme les autres (omniprésence d'animaux dans Touch of Sin, logo du lion et chant tribal dans le Scorsese).

- Le nihilisme du film, qu'on pourrait rapprocher de celui d'un Bret Easton Ellis (qui doit avoir adoré le film) qui dans mon adolescence m'a au mieux indifféré et qui maintenant m'énerve pour tout ce qu'il a permis, rappelle combien le film peut être suranné, puisque ça fait maintenant plus de trente ans que le cinéma et la littérature nous propose de glisser nos pieds dans les chaussures des requins sans âme de la finance.

- C'est un peu la limite du Loup de Wall Street, de tout miser sur un vieux principe éculé qu'on retrouve déjà dans n'importe quel Altman (Buffalo Bill et les Indiens, Nashville) : le spectacle en lui-même vaut en tant que coulisse. Pour moi le film ne rejoint pas sa propre dénonciation en produisant du spectacle mais ne fait qu'entretenir l'idée dangereuse que l'idiotie serait le meilleur biais par lequel filmer et comprendre. Ou alors, dans une sorte de pirouette : chercher à ne pas comprendre et la meilleure façon de comprendre, quelque chose comme ça, encore un truc de spectateur bien malin et qui a si bien intégré les règles du jeu. Le réel est déjà assez plein, il n'y a rien à comprendre, aucun double-fond explicatif à lui trouver, il sait tout ça. Pour moi c'est une fausse piste sur laquelle glisse Scorsese puisqu'on retombe finalement toujours sur la Grande Explication : Ellis Island est évoqué pour le plus grand bonheur de tous "ah mais ce serait donc une fable sur l'Amérique !!!!!". Au mieux on se dit que DiCaprio a dû toucher un cachet proche de ce que pouvait se faire Belfort en six mois, que le film va rapporter des milliards et que le spectacle du spectacle du spectacle peut continuer ad nauseam.

- Je trouve insupportable le traitement des années 80 par Scorsese, qui n'a pas bougé d'un iota depuis les Affranchis. Ce qu'il fait aussi des personnages féminins : la femme claque le fric, lâche le héros quand il est au plus bas, se prend des mandales dans la tronche et essaye de récupérer les enfants.
Pour moi le Loup de Wall Street n'est qu'une vieille recette passée au micro-ondes, je préfère infiniment Fincher qui essaye au moins de se jeter dans le vide en filmant quelque chose qui se rapprocherait davantage du contemporain, d'appréhender, d'encadrer cinématographiquement ce qui n'a pas encore été approché et d'expliquer Facebook par un chagrin d'amour.

dimanche 17 novembre 2013

Sur Inside Llewyn Davis

 Comme A Serious man, Llewyn Davis est balloté de bureau en bureau, pris dans les rets d'une sorte de bureaucratie du destin qui ne lui oppose que son silence, de même que les rabbins ne savaient quoi répondre à Larry qui cherchait désespérément un sens à son malheur.  Davis cherche, de façon plus pragmatique, à gagner son pain avec sa musique. Si Larry accumule les signes, trempe dans une atmosphère de déchiffrement et de compulsion de déchiffrement, autant Llewyn tombe sur des signes sans les accumuler, comme un Petit poucet qui trouverait des pierres d'un bout à l'autre de son chemin, en avant et en arrière, et ça ne mènerait nulle part - dans Inside Llewyn Davis le déchiffrement est remplacé par une atmosphère de signifiance, les signes flottent loin de leur possible sens, tel le gros plan signifiant l'absence de la clé de contact partie avec Johnny Five. C'est ce qui rend Inside Llewyn Davys supérieur à A serious man, parce qu'il est plus doux, moins démonstratif, le fait également d'avoir couper le fil de la transcendance (il n'y a plus de Dieu à invoquer) a pour conséquence que la mise en scène devient alors plus "immanente", plus transparente, et le film, de fait, plus mystérieux.


On pourrait évidemment se pencher sur la lose de Llewyn Davis, parler d'anti-road movie, dire que les frères Coen ne parlent que de ça. C'est réduire le film à ce qu'il n'est pas, devant le film, je ne sais pourquoi, ce n'est pas le mot "loser" qui vient me en tête. Ce qui me frappe, c'est la méchanceté de Llewyn qui se moque de ses acolytes qui prennent le micro. Il a beau être un loser, ses chansons ont un certain succès sur scène et il se permet de cultiver une sorte de pathos aristocratique : sa musique est mieux que celle des autres et nous sommes de son côté pour se moquer d'eux. Autant Larry proclamait qu'il n'avait rien fait : c'était un bon père, un bon prof, un bon mari. Autant Llewyn se moque de tout le monde, il semble que pas un chanteur ne lui arrive à la cheville, il ne s'arrêtera qu'une fois : brièvement pour écouter le jeune Bob Dylan chanter.
Il se manque de Troy Nelson qui sur scène manque d'énergie, de la vieille dame timide qui chante mal des chansons cuculs. Cette scène apparemment anodine semble être le pivot du film puisque c'est à partir d'elle qu'aura lieu ce faux flashback très énigmatique - c'est comme si cette vieille dame avait aussi son film, Inside the Old Lady, et que Llewyn Davis ne l'avait pas respecté, n'avait pas respecté son film à elle : il s'acharne sur elle comme le sort, apparemment, s'acharne sur lui, et de fait il le mérite. Des Inside qui se cognent de partout, des chansons se répondent, chacune étant une petite insularité, un mélange d'opacité et de communication - c'est  d'ailleurs le mélange dont est fait Inside Llewyn Davis.
Llewyn se moque de tout le monde et de la gentillesse de tout le monde, les scènes avec la famille Gorfein en rendent bien compte, il s'emporte malgré l'extrême gentillesse du couple, se moque du nom de famille d'un couple invité. Pourquoi alors personne ne se moquerait de lui ? Pourquoi le destin lui-même ne s'en prendrait pas à lui comme il s'en prend à la vieille dame venue raconter des chansons sur sa jeunesse ? Llewyn Davis n'est pas une affaire d'injustice ("qu'est-ce que j'ai bien pu faire ?") mais de punition ("what are you doing ?"). C'est la grande justesse du film, de filmer un personnage arrogant, prometteur, nonchalant. Inside Llewyn Davis devient dès lors, à l'opposé d'A Serious man un film sur la juste rétribution, sur le prix des choses et des actes.

 Llewyn Davis est un film sur le temps humilié des chansons, humilié par des injures, par l'ironie, par le silence, par des vies qui ne suivent pas. La continuité des chansons répond au montage très ironique, très hâché, comme s'il fallait chanter pour ne pas prendre le risque d'être coupé. Davis ne maîtrise ni le passé ni l'avenir, uniquement le présent de ses chansons. Ce passé figé sur les pochettes de disque, ce temps des coeurs solitaires et des amitiés indéfectibles. Trop attaché au passé, incapable d'avenir, comme lui dira Jean, comme le diront les avortements successifs. S'arranger avec l'avenir, c'est toujours une affaire de payer ou d'être payé, Llewyn se tient sur la corde raide du présent : comme le dira plus tard la scène où il renonce hâtivement à ses royalties pour 200 dollars qu'il peut toucher immédiatement - lorsque bien plus tard on lui parle des royalties il ne comprend pas ce qu'il vient de perdre une importante source de revenus.

Par extension, c'est un film sur le présent. Le présent aveugle et misérable où chacun vaut son voisin :  Dylan vaut Jim and Jean, c'est le présent démocratique, qui ne peut anticiper sur la postérité à venir. Un film donc sur le goût esthétique, sur le fait que personne n'est jamais d'accord, que tout a le mérite d'exister, que les choses qui existent sont bonnes en soi. Sauf Llewyn semble se dire au fond de lui-même "certains méritent d'exister plus que d'autres", peut-être le pensait-il avec son acolyte, il est obligé maintenant de le penser tout seul. Subjectivisme des chansons folk et subjectivisme du jugement. Présent des chansons, présent du jugement.

 Llewyn est condamné à errer, amputé de sa moitié. Dans le film tout le monde ou presque fonctionne en duo, Jim et Jean, les Gorfein, Roland Turner et son valet Johnny Five. Possible lecture : Llewyn Davis séparé de son acolyte, comment ne pas y voir un film sur les frères Coen, un film sur le deuil à venir, sur un monde devenu hostile lorsque votre moitié créatrice n'est plus là pour compléter. Llewyn serait alors plus démuni, plus humble qu'il n'y paraît.

dimanche 3 novembre 2013

Gravity, classicisme et woman's picture





Nous nous demandions précédemment où était passé le woman's picture, la réponse : il avance masqué, dans le blockbuster néo-classique. J'en ai pris conscience avant même de voir le film auprès de notre ami Guillaume Orignac (sa critique de Gravity ici) qui m'avait dit que Gravity était le film sur une femme qui accouche d'elle-même, rappelant ainsi Titanic. Ceci me renvoyait alors à un article sur lequel j'étais tombée par hasard et qui rapprochait très judicieusement quelques plans de Now, Voyager d'Irving Rapper avec ceux de Titanic.

Titanic peut, selon un certain axe, raconter l'histoire d'un amour. Reste que le film s'ouvre et se clôture sur une vieille dame qui se souvient de son voyage sur le somptueux paquebot : le Titanic, c'est un certain moment dans sa vie de femme. Jack a été le moyen d'une libération, mais il s'efface dans les profondeurs océaniques, de même que Kowalski dans Gravity s'évaporera dans l'espace. Dans les deux films les hommes enjoignent les femmes de les laisser couler. Pour qu'une femme émerge il faut qu'un homme sombre,  Ryan qui émerge de l'eau dans Gravity répondrait ainsi à Jack qui s'enfonce dans les profondeurs de l'océan Atlantique. Si Cameron a autant aimé Gravity, c'est peut-être qu'il y a retrouvé beaucoup de son Titanic.

"Ici, Jack se sacrifie pour que Rose puisse s'en sortir. Il n'y a aucun romantisme du suicide chez Cameron ; il n'est acceptable que s'il sert à préserver quelque chose de l'espèce humaine. D'ailleurs Jack ne sauve pas Rose, il lui apprend à se sauver elle-même, même si cela équivaut pour lui à couler à pic. C'est peut-être le plus beau plan du film. Rose se défait du corps inerte de Jack agrippé à sa main, comme on décolle une peau morte. Il faut apprendre à trancher ce qui est mort en soi pour que perdure le vivant. Elle se lance ensuite dans une course d'obstacles pour s'emparer d'un sifflet et signaler qu'elle est toujours de ce monde. Le fulgurant parcours initiatique du personnage (en un jour, elle a appris à nager, à tenir une hache, à dire non à sa famille et à faire l'amour) trouve son accomplissement dans ce sursaut d'énergie vitale."

 Théories du cinéma,  VII Petite anthologie des Cahiers du cinéma, Jean-Marc Lalanne, "Le Titanic n'a pas coulé",
Cahiers du cinéma n° 522

Dans Gravity, la scène de rêve semble contredire l'idée que l'héroïne, Ryan, arrive à s'en sortir par ses propres moyens et compétences. Il y a là quelque chose d'artificiel, une sorte d'arbitraire qui permet au rêve de faire surgir ce que la scène en place ne saurait permettre. N'y avait-il pas un autre moyen de faire se remémorer à Ryan le principe suivant : "Atterrisage = décollage" ? Pourquoi une telle éviction du personnage incarné par Clooney puis sa soudaine et brève réapparition ?

C'est que le film obéit aux codes du genre de film de femme : le personnage masculin n'est qu'un temps, le rouage temporaire de l'intrigue dont on se décharge assez vite. C'est une sorte de passage de relais, ou encore le thème cavellien de l'obligatoire éducation de la femme par l'homme, avec pour condition que l'homme s'efface. De même que l'enfant disparu (la fille de Ryan, héhé) est un autre thème bien connu du woman's picture, compris plus globalement dans celui plus général de la maternité contrariée, soit par la mort d'un enfant, soit par un enfant ingrat ou qui préfèrera s'installer avec son père. 

 Ryan se déshabille, ôte de son corps les vêtements lourds et les machines qui l'encerclent. C'est l'idée de l'accouchement, d'une femme naissant à elle-même, mais également d'un film qui se répète à lui-même sa priorité en extirpant ce corps de femme des mues alentours. Pourquoi Cuaron s'occupe-t-il de minutieusement tuer ses deux autres personnages et pourquoi ne fait-il un survival avec un couple ? Parce que le genre est codifié : il faut entendre le "woman" dans woman's picture, comprendre qu'il s'agit, dans ce genre, de pulvériser toutes les figures masculines.

Il y a là aussi, autre code du genre, et c'est peut-être la plus belle chose dans le film, la résurgence du désespoir tranquille américain qui se pose au coeur du milieu le plus incongru qui soit pour de telles questions prenant normalement place au coeur de la société américaine. La belle unité thématique de Gravity (une femme et son chagrin) est une sorte d'exercice d'humilité à l'adresse de la pyrotechnie hollywoodienne : on a cru pouvoir faire se succéder jusqu'aux vertiges les prouesses formelles, mais on en est en fait toujours ramené aux mêmes problèmes moraux du classicisme.

On pense à une sorte de version déceptive du Magicien d'Oz, un long voyage merveilleux jusqu'à la maison, un rêve éveillé où l'on se rend compte que "there is no place like home". Sauf qu'ici Ryan n'est à aucun moment éblouie, divertie de son mal : elle n'est nulle part, ne fuit rien, n'éprouve rien. Dans Gravity, contrairement au Magicien d'Oz, ce n'est pas le mal du pays et l'envie de revoir ses proches qui motivent le retour et redonnent de la valeur à la vie laissée derrière soi, c'est quelque chose de plus ténu et de plus primordial, de plus sec aussi : l'instinct de survie, la peur de la mort.

Ligne droite et trajectoire circulaire, fuite et retour. Atterrissage = décolage. Thoret et Benoliel, dans Road-movie USA faisaient déjà du Magicien d'Oz la pièce maîtresse du road-movie. Ryan s'exclame "I drive, i drive", expliquant à Kowalski que depuis que sa petite fille est morte elle allume la radio et ne fait que rouler en voiture; on a l'impression qu'elle a atterrie dans l'espace à force de rouler. A ce moment précis, où les images se convoquent oralement, on est dans une nouvelle de Carver,  rattrapé par ce désespoir quotidien tout en étant auprès des étoiles

Gravity est en cela un woman's picture réduit à l'état de schéma, une épure qui de fait, ne peut que se transformer en survival : les épreuves de tout ordre se transforment dans l'espace en série d'obstacles physiques à surmonter, de machines détraquées à pénétrer et à faire marcher. C'est peut-être la limite d'un film coupé en deux et que l'on peut apprécier de deux façons distinctes : pour sa prouesse technique et pour sa morale classique. L'un et l'autre ne fusionnant jamais vraiment. Il y a toujours l'idée que l'histoire trop surlignée d'une femme désespérée empêche la pleine appréciation de la performance technique D'un côté trop de figuration qui empêche le film abstrait, la sorte de jeu de rôle qu'est Gravity. De l'autre, les obstacles techniques rencontrés par Ryan et censés illustrer ces épreuves existentielles donnent l'impression d'une répétition inessentielle, d'une métaphore alourdie, bégayante.

Ce qui plaît dans le film de femme c'est une certaine trajectoire toujours particulière, qui s'amuse à faire briller les échecs, à atténuer les victoires, l'art du destin est un art du cheminement. Si Gravity est si monotone, si la narration y est comme éteinte, c'est qu'il n'est pas un itinéraire, c'est une longue autoroute de la survie où les épreuves physiques illustrent les épreuves morales.
De ce point de vue Titanic était d'un équilibre parfait, scindé en deux parties, pré et post-catastrophe : une partie idyllique retraçant l'éducation de Rose par Jack, puis une partie survival, physiquement éprouvante. Gravity fait intervenir très tôt la catastrophe, contraint qu'il est de faire advenir un événement dans cet espace infini et silencieux. Ceci mettant davantage l'accent sur l'arbitraire scénaristique. L'espace, c'est un peu le degré zéro du décor où les situations ressemblent davantage à des expériences chimiques motivés par un scénariste plutôt qu'à un concours de circonstances. Gravity évoque ainsi une sorte de woman's picture mental, de woman's survival où se joue un combat intérieur entre pulsion de vie et pulsion de mort.

"Il en est des formes comme des paquebots, elles n'ont jamais définitivement sombré et attendent l'aventurier qui tentera l'exploit de les faire émerger de nouveau. La grande forme hollywoodienne, arrachée du fond des océans de l'Histoire par Cameron, était comme le Titanic : elle contenait un petit coeur de diamant qui ne demandait qu'à palpiter encore."
ibid.

D'un côté Clooney qui s'éclate dans l'espace comme s'il s'agissait d'un trampoline géant, et puis la méticulosité chagrine d'une Ryan qui ne sait pas en profiter et se préoccupe de faire son boulot. Le blockbuster scientiste, contemporain vs. le film de femme classique, celui-ci étant inassimilable par l'espace, et de fait éjecté sur la terre ferme. Bullock a trop de pesanteur, elle ne saurait, comme Kowalski, profiter du spectacle et mourir légère parmi les étoiles. Ryan a le chagrin classique, mais les obstacles ont pris la forme de vaisseaux détraqués, de formes inertes et abstraites, de débris qui renvoient à de pures étapes psychologiques à surmonter. Bullock tombant sur son reflet peut ainsi être vu comme un écho à Jane Wyman s'apercevant dans l'écran de sa télévision éteinte dans Tout ce que le ciel permet; c'est le reflet du défi.

Dans Gravity, la désolation ne s'étale plus devant Ryan, comme Wyman pouvait identifier les objets et relations qui lui étaient néfastes, elle est cette fois intérieure. Ce n'est plus la clarté de l'espace classique, où les maux ont leur place et leurs frontières, où le désespoir à la forme bien identifiée d'un poste de télévision. Dans son scaphandre, Ryan a comme la tête coincée dans la télé. Autour d'elle, depuis longtemps déjà tout flotte, tout s'interpénètre, dans cet espace la distance parcourue n'exprime plus rien, les maux ne s'incarnent plus hors de soi, ils s'ingèrent et infusent : le chagrin est désormais du voyage.

vendredi 4 octobre 2013




Sur la supériorité du Woody Allen d'avant sur celui de maintenant : il suffit de faire valoir la supériorité de la happy end sur la fin ouverte ou triste. De comparer l'optimisme clos de Maris et Femmes et le pessimisme ouvert de Blue Jasmine. Il y a le pessimisme ouvert (indifférence du monde, chaos) et le pessimisme clos (le monde a une direction et c'est la pire), Blue Jasmine appartient au premier genre. Les films racontent à peu près la même histoire : une femme qui n'arrive pas à refaire sa vie sans son mari. Pour évoquer la faiblesse de Woody Allen il suffit alors d'évoquer son propre académisme, celui à l'oeuvre dans ses plus beaux films : tentation du pessimisme puis sursaut optimiste de dernière minute - c'est un parti pris, à la fois moral et esthétique. L'esthétique et la morale du chaos apparaissent chez lui comme une forme de paresse. Un film qui se contorsionne, comme on s'arracherait un sourire, pour arriver jusqu'à sa fin heureuse vaut toutes les fins ouvertes. Il y a peut-être une forme de clôture pessimiste possible, il suffit de voir Le rêve de Cassandre.

Les deux films parlent de la même chose : se faire une vie heureuse c'est oeuvrer pour son malheur. Il y a chez Jasmine le bonheur de vivre pour un homme, envers et contre tout, une façon d'encaisser ses trahisons sous la forme du déni, de maintenir cet état d'heureuse dépendance. Une fois qu'elle en sort, c'est comme d'une mort. Remarquons que le fait que son mari est un escroc n'a d'intérêt qu'en tant que cela permet scénaristiquement de faire basculer sa vie. A aucun moment cela n'affecte moralement Jasmine : elle pleure son ancien train de vie. C'est ce que racontait Maris et Femmes : Judy Davis (dont Cate Blanchett est à beaucoup d'égard la réincarnation) n'arrive plus à se laisser approcher par les hommes, elle n'a pas fait ça depuis longtemps. C'est la rançon du bonheur : se donner à une personne c'est travailler à ne plus jamais s'appartenir. Tandis que Davis morflait, son mari s'en sortait bien de son côté, du moins il vivait avec une jeunette, mangeait équilibré et regardait des films idiots, de son propre aveu, ça lui faisait du bien, il se sentait revivre. La question n'allait que dans un sens : que prend-t-on à une femme lorsqu'on lui prend son homme ?





Vu Fast Times at Ridgemont High d'Amy Eckerling, d'après un roman et un scénario de Cameron Crowe. On y retrouve d'ailleurs beaucoup d'éléments déjà présents dans le très beau Say Anything ou encore dans Singles. C'est la patte Crowe, une façon de ne jamais placer ses histoires sous le concept artificieux de "jeunesse". Filmer la jeunesse c'est à la fois un art de la condensation et de la dilatation : tous embarqués dans le même bateau-jeunesse et à la fois chacun mène sa barque, singulièrement. Ici cela passe par le centre commercial et le campus, un territoire est circonscrit où les saynètes se développent. Petits mouvements d'accélérations, petits croquis de la vie de la jeunesse, puis mouvements plus amples et plus calmes lorsque le film s'attarde sur la vie de quelques personnages. Je me suis mise à rêver d'un teen-movie réalisé par Robert Altman, le roi du film fourmilier.
 Ce qui fait la marque du bon teen-movie c'est une façon de filmer un paradis où les problèmes n'ont jamais lieu qu'entre amis, et puis de faire en sorte que la jeunesse prenne à un moment conscience de ce paradis - dès lors elle n'est déjà plus elle-même. C'est ce qui peut s'avérer être déchirant, le fait que tout prenne place sur arrière-fond de bonheur. Le teen-movie est davantage une parenthèse qu'un genre, on dirait qu'il ne se fait genre que pour se circonscrire un territoire, se vivre en îlot d'où on ne sort jamais - chaque acteur de teen-movie y est ainsi choyé, protégé, davantage immortalisé qu'ailleurs. Souvent on ne lui connaît pas de grande filmographie.

Chose singulière, la façon dont Eckerling filme les corps, sans fausse pudeur ni puritanisme, on voit des seins (chose qu'on ne voit plus dans le teen-movie, je crois) les filles ont déjà couché avec des garçons et parlent d'une autre façon de la virginité. C'est apaisé, non hystérique, les filles ont envie de sexe, elles ne se font pas désirer. Bref, filmer la jeunesse, ça doit peut-être vouloir dire ne pas la filmer mais la laisser venir à soi, dans ce qu'elle a de plus mature, en fait. Ne pas présupposer un comportement type pour une étape type (dépucelage, examen de fin d'année, avortement), mais seulement filmer des personnages adultes qui vivent ces situations. C'est ce qui est beau chez Crowe et Eckerling, c'est que les teen-movies sont des films adultes, non régressifs, très sincères et romantiques.




Vu The Curse of the Cat People, et revu quelques jours après, Cat People, au cinéma. J'ai souvent tourné et retourné le titre dans ma tête, puis sa traduction française, La Féline, pour essayer de percer l'étrangeté et en même temps l'évidence d'un tel titre, pourquoi une communauté d'hommes-chats ? Pourquoi des femmes ressembleraient-elles à des chats ? On dirait une métaphore qui irait trop loin, finirait par ne plus illustrer ce dont elle doit rendre compte et s'échappe en courant, comme un léopard de sa cage.

C'est de là qu'émerge le traitement exotique du mal chez Tourneur, on a l'impression d'ouvrir un vieux livre d'ethnologie un peu naïf dans cette façon qu'à Tourneur de relier un affect, un mal présent, à des origines ancestrales, à un passé pulsionnel qu'il ne faudrait pas éveiller - en y repensant, Vertigo aussi, Madeleine était habitée par un mal parcourant plusieurs générations. De ce mal ancestral, de cet amas de pulsions prêt à surgir, Tourneur n'en retire qu'un mince filet de mise en scène, comme s'il contenait toute la noirceur en n'ouvrant jamais qu'au minimum le robinet. Dans une logique animiste, on ne filme jamais le mal, uniquement ce qu'il anime.

La première partie du film pose clairement, et pour la suite, la personnalité d'Irena Dubrovna, jeune dessinatrice qui passe son temps au zoo, ne voit personne, se protège des rencontres, jette ses brouillons par terre. Toute mignonne avec ses rubans dans les cheveux et ses cils élancés qui lui donnent cet air félin (après avoir vu la Féline, on a envie d'étirer encore un peu plus le trait de son eye liner). Derrière ses atours de jeune fille pimpante, c'est pourtant un animal blessé.
A la deuxième vision c'est une autre lecture qui me vient, celle d'une sorte d'allégorie de la sexualité féminine : peur d'embrasser, peur de dévorer, peur de devenir une femme. Elle finira par tomber amoureuse et par se marier, se persuadant qu'elle en est capable, capable de coïncider avec ce bonheur, elle dira "j'envie les femmes heureuses". C'est ce qui est très beau dans le film : Irina Dubrovna passe plus de temps à craindre de faire le mal qu'à le faire réellement, c'est ce qui lui gâche la vie, du moins, sa vie amoureuse. Car tout allait bien avant qu'elle ne rencontre cet homme, et tout s'empire dès lors que, mariés, ils doivent enfin dormir ensemble. La première fois que j'ai vu le film ce qui me frappait c'était ces scènes où Irina, seule chez elle, faisait les cent pas, en proie à l'imminence d'un mal, protégeant les autres d'elle-même, incapable de participer à son bonheur. Il y avait une sorte de trouble, de stupéfaction d'Irina à l'égard d'elle-même, palpant en elle-même ce devenir-félin, ce dernier coin de noire solitude qui résiste à se donner tout à fait à un homme. C'est peut-être ce genre de recoin obscur qui manque à Jasmine.

mardi 10 septembre 2013

Vertigo

Vertigo est un film bizarre, comme agencé à partir d'une loi secrète : nous assistons à l'ordre que cette loi instaure sans pour autant réussir à remonter jusqu'à elle. On aimerait pouvoir lire ce film de mille façons possibles, faute d'y trouver sa loi. Ce qu'il y a de si beau dans Vertigo c'est son côté intraduisible, le fait qu'il se porte tout entier en lui-même, qu'il ne s'explique que par lui-même : il faut cultiver sa proximité avec le film, seule façon de se rapprocher toujours un peu plus de sa loi. On ne s'explique pas un mystère, on se le repasse.
 Les plus beaux films ont toujours ce côté un peu mutique et nocturne qui indique qu'ils ne sont pas autre chose que des films, il y a toujours une sorte d'irréductible obscurité.Vertigo possède d'ailleurs de longs moments sans une seule ligne de dialogue, et ce silence sonne comme naturel, évident. C'est le bruit que fait le cinéma.
 C'est un bout de nature cinématographique, qui vit sans nous. La première fois que je l'ai vu, à Lycéens au cinéma je n'ai rien compris et j'étais triste de ne pas trouver ça très bien. Jeune on appréhende de ne pas aimer ce qui a l'air d'appartenir au bon goût. Si un sociologue bourdieusien voulait s'amuser, qu'il aille mener son enquête aux abords des séances de cinéma pour lycéens. Je me souvenais seulement d'un film très coloré et très bizarre. L'invraisemblance de l'intrigue me gênait profondément. Luc Moullet, dans la Politique des acteurs, indique justement que le scénario est nul, j'ajoute : tout droit sorti d'un mauvais roman de gare ou d'un cerveau malade, on dirait le mauvais récit de la vie d'un vieux monsieur zinzin et mythomane. Là encore on atteint à une forme d'artificialité pure qui se retourne en naturalité : ici quelque part le cinéma prend ses distances d'avec le monde. Ce qu'on pense être une perversion n'obéit en fait qu'à une autre règle.

Une chose me frappe, au bout de ce qui doit être la quatrième vision de ce film - je découvre vraiment des scènes, des objets. Comme cette chaise escabeau jaune, jamais vue auparavant, ces coussins, ce couple qui s'embrasse sur la pelouse. Chez Hitchcock, toutes les escapades en dehors des rails de sa mise en scène étonne, suggère un secret, une obsession. Il y a parfois la promesse de films réalistes, caméra à l'épaule, contenue dans quelques plans glanés ici et là dans le cinéma hollywoodien. La scène dans la forêt, que j'avais complètement oubliée. J'avais aussi oublié de relire le film à partir de ce que je savais : les dialogues à double-sens de Madeleine.C'est pour cela qu'il faut laisser passer très peu de temps avant de revoir le film. Le temps que la précédente vision attrape le sens de la suivante. Lorsqu'elle dit qu'elle doit absolument monter en haut du clocher, qu'elle le doit parce que c'est son boulot/parce qu'elle est censée jouer une femme attirée par la mort. On dirait qu'à ce moment Hitchcock fait parler l'actrice qui doit suivre son scénario et demande à Stewart de la lâcher, on dirait qu'à ce moment Hitchcock se fout de la gueule de Kim Novak qu'il n'aimait pas comme actrice, comme s'il était capable d'attendre de pareilles remarques de sa part, "je dois monter !".

                                                          Les objets blonds :


l'escabeau qui rappelle la belle couverture dans laquelle Madeleine se réveille


ou encore le sac à main jaune dans Marnie

un tranquille plan de coussin, geste qu'on retrouvera plus tard (puisque tout ici arrive deux fois) : Stewart posant deux coussins près du feu, mais ce plan en sera absent.



Le couple sur la pelouse, bien loin de l'amour hitchcockien, et que Madeleine et Scottie ne seront jamais :




Etrange impression qu'Hitchcock a fait un film et puis en a jeté les clés. Que le film est, dans son achèvement, comme inachevé, tournant autour d'un vide, d'un point aveugle, qui est le sujet même du film : quelque chose d'inappréhendable comme la chute d'un corps du haut d'un building. On remarque, en revoyant le film, et c'est très clair en le revoyant, que Madeleine, celle que Scottie aime, n'a en fait jamais existé : elle n'est ni son sosie payée pour jouer son rôle, ni la vraie Madeleine assassinée, ni toutes les apparitions qui donnent à Ferguson l'impression que Madeleine est encore là. Où est Madeleine ? On pourrait presque demander : où est le concept de Madeleine ? Est-elle tapie dans un tailleur gris, un bouquet de fleurs, un chignon blond platine, une paire d'escarpins ? Elle n'est nulle part, et c'est cette image manquante qui donne le sentiment, devant le film, de cheminer parmi des vestiges, des ruines, mais propres, ordonnées. Il manque quelque chose pour que le film se tienne, il manque une femme. Ici, comme dans Psycho, le film se déroule en deux parties. C'est d'ailleurs toujours un mort qui passe le relais du récit : Janet Leigh dans Psycho, et Vertigo s'ouvre sur la mort d'un policier, recommence quand Madeleine meurt, et se termine sur la deuxième mort de Madeleine.
A un moment je me suis dit qu'il serait curieux de revoir le film à la lumière de la phrase de Pascal sur l'amour et les qualités :
"[C]elui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté l’aime-t-il ? Non, car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le Moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées."


Le vide de Vertigo c'est un peu de ce vide dont Pascal trace les contours, ce geste qui consiste à vouloir saisir un corps et à n'empoigner qu'une étoffe. Le film ne serait alors que le tournoiement coloré des apparences : couche de vêtements, coiffures, parures, maquillage, voiture, chaussures, bouquet, mais dont le corps qui les soutient s'échapperait à la minute où on pense le reconnaître et le toucher. C'est peut-être le sens du bouquet qui s'effrite dans la scène du rêve. Sous l'effritement, du vide.
 Dans Psycho déjà Norman Bates empruntait les qualités de sa mère, sa robe de chambre et sa perruque, c'était aussi une histoire de fantômes, de vêtements vides, il y a un devenir-mécanique chez Ferguson, Norman Bates (ses accès de schizophrénie tueuse) et Madeleine. Du vivant habité par le mécanique. "Et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux qui pourraient couvrir des machines artificielles qui ne se remueraient que par ressorts?" (Descartes, Méditation II). Il y a ce côté machines artificielles, corps-machines, à la fois dans Vertigo et dans Psycho. Et de même qu'on ne sait pas vraiment où se trouve Madeleine, dans un entredeux entre sa doublure et celle qui est morte et que Ferguson n'a jamais connue, on ne savait pas non plus où et qui était la mère de Bates, que tout le monde semblait voir mais qui était morte depuis longtemps.

Occurrences lointaines de Madeleine :




Ferguson se fixe sur la voiture, extrême pointe de son obsession amoureuse : il reconnaît Madeleine partout.




Un plan et son négatif



Des tailleurs gris-Madeleine partout, et toujours ce mouvement des femmes qui consiste à s'approcher de Ferguson depuis le fin fond du plan :



Mouvement qu'on retrouve dans l'un des sosies de Madeleine, qui n'aura pas droit à son gros plan de profil, comme si les gros plans étaient réservés à Madeleine, distance réservée à celle que l'on doit reconnaître.


Scottie et Madeleine échangent des regards par l'intermédiaire du montage


 La toute première partie n'est qu'une succession de silhouettes qui disparaissent derrière une porte. Si Madeleine a le regard dans le vide (un vide qui serait celui du suicide), Ferguson a toujours le regard concentré sur Madeleine, la mise en scène obéit alternativement à la concentration de détective lointain puis d'amoureux proche de Ferguson.

 Il y a ce plan très beau : Madeleine reconnaît le chemin qui mène à la petite abbaye espagnole par un bout de ciel envahi de part et d'autres par la cime des arbres : personne ne reconnaîtrait jamais un chemin par un détail aussi commun, seulement elle reconnaît cet endroit parce qu'elle a constamment le regard vague. Un regard vague qui s'accroche à des détails vagues.

Premier passage / deuxième passage




 Vertigo est un film où s'entrelacent deux fétichismes : un fétichisme qu'on pourrait appeler vague et lointain, un voyeurisme donc, celui de Fenêtre sur cour. Et un fétichisme proche, précis, maniaque, celui de Marnie. Vertigo est aussi l'histoire d'un regard vague, à deux doigts de défaillir, soutenu par un regard concentré, tout à lui-même. L'histoire aussi d'un homme qui tombe amoureux d'une femme qu'il n'arrive pas à faire passer du voyeurisme (par définition lointain) au fétichisme (proche). 
Si Scottie ne supporte aucune profondeur, Madeleine semble vouée à y retourner.